mercredi 17 février 2016

EPISODE 14 : s ‘échapper des griffes de l’hiver polaire.



Après 7 jours de beau temps, nous permettant parfois d’aligner 130 km journaliers, on nous informe d’une dégradation à venir. Température plus basse, vent s’accélérant. En effet, samedi 13 février, la bise fait son apparition. Elle nous rattrape, vient de notre dos, soulève des paquets de cristaux de neige et de glace. Rapidement, les tracteurs se couvrent d’un linceul blanc fait de congères, de stalactites. Une vraie carapace de glace. Une gangue presque minérale, dure et lisse, polie par le vent. Nos machines ont alors une drôle d’allure. L’imagination a le champ libre pour envisager ce qui est caché sous le manteau nacré : animal des neiges, belzébuth des Philistins, mammouth ressuscité ?
Le vent déplace des quantités de neige incroyables, à grande vitesse. Devant nos chenilles, c’est tout le paysage qu’on voit bouger, défiler. Un flux continu de neige forme un tapis roulant compact, qui file à toute allure. Un peu plus tard, c’est le ciel lui-même qui s’épaissit, blanchit. En quelques heures nous sommes en plein cœur d’une tempête cotonneuse, épaisse, qui calfeutre tout : les fentes des portes des cabines, les trappons, les fenêtres de la caravane. Nos pare brises sont maculés de cristaux formant des dessins d’enfants, des silhouettes, des contours géométriques. Le sas d’entrée de la caravane vie est maintenant la prolongation du monde extérieur. Le défaut d’étanchéité de la lourde porte a offert une brèche à la neige soufflée qui est venue s’accumuler à l’intérieur formant une couche atteignant les genoux.
La luminosité a décru. La nuit est revenue. Le soleil a incurvé sa course et disparaît maintenant complètement derrière l’horizon. Les premiers jours, il a malgré tout instillé suffisamment de lumière pour ne pas croire à la nuit. Mais à présent, jour et nuit se succèdent. Les heures du soir et du matin ont un éclat faiblard et lorsque les nuages sont présents la visibilité chute largement. Les heures de jour fondent très rapidement. Les ombres de l’hiver nous guettent et gagnent du terrain, grignotant la lumière crue de l’été austral.
L’ambiance sonore a changé aussi. C’est un univers de sifflements stridents, de hurlements aigus qui nous entoure. Le souffle puissant des vents catabatiques nous harcèle, fait trembler les vitres des cabines, les murs des caravanes. La nuit, allongés dans nos bannettes, nous sentons la structure du conteneur travailler, bouger, subir les assauts du vent. Les vibrations sont celles d’un bateau dont les membrures ploient dans la tempête.
Durant les heures de conduite dans le white out, on perd ses repères. Le relief se dérobe à nos sens. La fatigue et les longues heures de conduite en solitaire se chargent alors d’animer un peu la route et quelques visions m’apparaissent. Imaginant qu’on pouvait très bien se trouver sur une piste de ski lors d’un jour blanc, je vois sous mes yeux étonnés se dessiner alors la silhouette de mon père, revêtu de sa combi de ski bariolée verte, jaune et violette, faisant des virages serrés à contre sens du convoi et me saluant d’un geste du bras, accompagné d’un grand sourire. Puis c’est ma mère qui apparaît, plus loin sur la droite, assise dans un transat comme à la terrasse d’un resto d’altitude, les skis en éventail, relevant la tête d’un journal pour m’adresser aussi un salut tout aussi tendre et bienveillant.
Le seul point d’ancrage pour la vue est l’arrière du convoi qui nous précède.
Il faut le suivre avec application ou c’est la sortie de route. Notre procession prend alors des airs de fuite en avant. On détale devant l’hiver rageur qui s’installe. Le climat nous signale que nous ne sommes plus les bienvenus. L’hiver a envoyé ses sbires pour nous chasser. Il a mis tout son souffle dans les bourrasques qu’il a lancées sur nous. Le vent a soulevé la neige comme autant d’épine acérées pour nous intimider. Il a fabriqué des voiles blancs épais et froids et nous en a enveloppés. Il a élevé tout autour de nous des murailles blanches, compactes et mouvantes.
On est des jouets du vent et de la glace ; on est des pantins pris dans la nasse.
Les mâchoires de l’antarctique se referment sur nous. Leur étreinte forcit chaque jour.
Le relatif tourisme que nous pouvions avoir le sentiment d’effectuer ces derniers jours s’est évaporé. C’est maintenant le sentiment d’hostilité qui domine. L’aventure a commencé ce dimanche.
Notre seul échappatoire, c’est de suivre le cordon dessiné à l’aller. Quand cela devient impossible, on se laisse guider aveuglément par le GPS et n’avons cas d’autre choix que d’accepter le cap qu’il nous propose pour retrouver cap prud’homme.

EPISODE 13 : découverte de Concordia (suite)



Après ce passage au hangar EPICA, nous voici parti en quête des panneaux kilométriques : ceux ci sont plantés à l’entrée de la base, par les hivernants successifs. Ils ont tous été réalisés artisanalement et indiquent le nom et la distance nous séparant des villes/villages d’origine ou de cœur des planteurs. C’est assez émouvant. Parfois le prénom de l’aimé(e) a remplacé le nom de la localité. Parfois encore ce ne sont que des initiales. On peut aussi voir un panneau « pôle nord », un autre « centre de la terre ». Cette forêt de pancartes en bois est un bon résumé des passages successifs et de l’éclatement géographique des occupants. On retrouve beaucoup de panneaux bretons et alpins. Pour moi cela représente une bonne synthèse de mon moi géographique. Bretons car l’IPEV est basée à Brest, et alpins car de nombreux glaciologues sont venus ici et la plupart des labos de glacio sont basés dans les Alpes. Un peu plus loin, se trouve des silhouettes de dromadaires, en bois, plantés dans la neige. Elles représentent bien sûr symboliquement le raid. La caravane. La traversée du désert blanc. Nous sommes un peu des touaregs des glaces. On pourrait nous installer dans un des épisodes de star wars lorsque l’action se déroule sur la planète en neige et en glace, avec des snowtroopers. La suite de notre promenade nous ramène dans la caravane car j’ai le bout du nez un peu blanchi par les moins 45 ambiant et froid aux pieds. J’avais sous estimé le mordant du froid aujourd’hui. Mieux équipé, je retrouve Karen pour la fin de la visite. Celle-ci nous ramène dans la tour vie car Vincenzo un des raideurs italien, nous a invités à participer à la séance de vidéo conférence avec l’école de ses enfants.
Nous voici donc les spectateurs attendris de la rencontre virtuelle entre les membres italiens des expéditions polaires et une classe d’école élémentaire de Naples. Les petits italiens sont d’abord timides puis franchement excités par cette rencontre inhabituelle. Les échanges sont simples et spontanés. Les questions des écoliers souvent désarçonnantes : pourquoi fait-il froid ? Vous vous ennuyez pas ? où sont les ours polaires ? Et les adultes répondent avec la plus grande application. Chaque intervention est ponctuée d’une farce, d’une œillade comique, d’une mimique. Les italiens sont vraiment rigolos, spontanés, blagueurs, sensibles. Des fous rires fusent aussi bien à Naples qu’à Concordia, et les scientifiques rient parfois aux larmes. La rencontre se poursuit par la démonstration de l’habillement nécessaire pour affronter les conditions extérieures et Vincenzo se retrouve à enfiler l’intégralité des éléments de sa tenue polaire.
Cet instant suspendu est vraiment émouvant et délicieux. Les instants suivant nous transportent à table, humant le plat de pâtes qui paraît délicieux (il l’est).La conversation ce soir tourne autour des origines de l’embauche à l’IPEV pour chacun de nous. Tito par exemple se souvient de l’élément fondateur. Une petite carte postale représentant la base de DDU.Il l’a remarquée alors qu’il était ado ( il y a bien 25 / 30 ans donc), chez son frère. Un ami de ce dernier écrivait en effet de terre adélie. La carte était assez simpliste, consistant je crois en une photo aérienne de la petite station. Un entre las de préfabriqués aux couleurs criardes, entourés de rochers et de glaces. Pourtant cette photo l’aura marqué. Suffisamment pour postuler comme hivernant quelques années plus tard. Il termine son propos en précisant que 25 ans plus tard il ne regrette pas cela, non vraiment pas.
Après le dîner, je retrouve Floris et Mathias, deux des trois médecins de la base. Le premier est le médecin ESA (european spatial agency) hivernant, qui va mener des protocoles de recherche pendant un an : suivi psychologique des hivernants, contrôle de l’évolution des masses musculaires et adipeuses des membres inférieurs (il dispose pour cela d’un scanner miniature), études proprioceptives, suivi des modifications du système immunitaire (cytomètre de flux pour analyser les paramètres des populations lymphocytaires et granulocytaires). Il est hollandais, médecin généraliste, et doit avoir environ 35 ans. Il a fait plusieurs expéditions dans l’Himalaya et en amazonie en tant que médecin. Mathias vient pour guider Floris et lancer avec lui les protocoles. Il ne reste que 3 semaines environ surplace (aussi le trajet A/R est plus long que son séjour !). Il est anesthésiste/réanimateur, doit avoir le même âge que Floris. Ils sont tous le deux sympas, disponibles, enthousiastes. C’est un vrai plaisir de partager la soirée ainsi. Le lendemain, j’iraid’ailleurs avec Mathias faire du cytomètre de flux et autres réjouissances (réflotron, QBC,…).
Le lendemain, c’est avec JB, Karen, et Mirko que nous partons visiter le labo d’astronomie ,le télescope infrarouge, et différents autres systèmes d’observation céleste. En repartant en direction des tours, une motoneige croise notre chemin. Ce sont les glacios : 2 devant et un 3è dans le remorque. Ni une ni deux, nous sautons à l’arrière et nous voici filant sur la glace, tous les 7 en même temps. Un arrêt est fait au niveau des tours. 3 descendent. JB et moi restons avec Laurent et Nicole. Ils nous font visiter le hangar EPICA (JB ne l’avait pas encore vu) puis la carothèque : étonnante galerie creusée plusieurs mètres sous la glace. Des milliers de tronçons de carottes glaciaires sont conservés là. La température y est très stable et propice à la conservation. La moyenne annuelle y est de – 59°C.
C’est maintenant l’heure de la réunion RAID. Retour à la caravane. En effet, demain matin (samedi 6 février), c’est le départ. Le top sera donné à 6h30 du matin. On file se coucher.

6H ce samedi matin. Le petit dèj a été avalé déjà. On empile les couches car dehors on annonce –46°C mais avec le vent il fait –58°C ressenti. Pas question de laisser dépasser trop de morceaux de peau.

Les tracteurs toussotent, claquent. Les fumées d’échappement sont épaisses.  On se livre alors au warmup habituel. Nous voilà en train de tourner autour des 2 caravanes, en peloton de 6 tracteurs. Les puissants moteurs bruissent de tous leurs cylindres. Le sifflement du vent est inhabituellement dérangé par notre présence ce matin. Nous tournons et tournons pendant 30 min par atteindre une température acceptable pour nos engins. On croirait une piste d’auto tamponneuse ou un manège forain. Chacun est juché sur un véhicule impressionnant qui nourrit l’imaginaire. Chacun, en hauteur dans sa cabine, arbore le sourire enfantin de celui, qui fier comme un pape, fonce et pétarade. On vit un instant suspendu où l’univers polaire surréaliste se transforme en jardin d’enfants.

Bon, le timing du raid reprend ses droits, les radio grésillent. Nico annonce les ordres de départ. Il s’agit alors d’atteler, puis de réussir l’impulsion initiale. Car ce matin, nous avons des spectateurs. Quelques hivernants courageux se sont levés pour nous saluer. Et le challenge pour nous est relevé car le froid conjugué au sol verglacé pimente l’exercice.
Après quelques secondes de patinage je sens le convoi s’ébranler. Je me concentre pour bien suivre les traces du tracteur me précédent afin de réussir le virage de sortie du parking. Tout cela devant un petit groupe compact de vestes bleues et rouges agitant les bras.
Les deux convois qui nous suivent réussissent aussi la manœuvre. Ca y est, nous sommes lancés. Pas question de s’arrêter pour un dernier au-revoir. Le prochain arrêt maintenant c’est prud’homme à 1200 km de là.
Nous venons d’écrire les premières minutes de la route retour. Celle-ci s’annonce longue, froide, et sans doute plus laborieuse que l’aller. L’excitation de la découverte a décru forcément un petit peu. Le convoi est bien plus lourd qu’à l’aller puisque nous transportons les déchets de dôme C, mais aussi 3 tracteurs (sur des traîneaux), qui ont servi à un raid scientifique qui s’est terminé à dôme C, et deux nouvelles caravanes (vie et énergie, qui constituaient aussi ce raid scientifique). Notre groupe a changé aussi : Karen et Mirko rentrent à DDU en avion pour pouvoir grimper à temps sur l’astrolabe (R3). David, un mécanicien, nous a rejoint (il était en charge du bon déroulement du raid scientifique).

Dans le prochain épisode, j’essaierai de décrire les changements climatiques qui vont s’opérer ces prochains jours, rendant notre progression plus délicate.

jeudi 11 février 2016

EPISODE 12 : bienvenue au bout du monde.



Passés les instants d’effervescence lors de l’arrivée à DC, le travail reprend ses droits.
Il nous faut en effet, chacun dans son rôle, assurer le déchargement des cargaisons et
préparer déjà le retour. Les conteneurs doivent être vidés puis remplis de nouveau
(déchets, matériel devenu inutile en fin de manip, véhicules à descendre à CPD,…).  De mon
côté, je dois m’occuper des vivres :
remplir les bidons d’eau potable (il y en a 11 de 25 L chacun !) et les transbahuter de la
source ( le RDC de la tour énergie de DC) et le magasin du raid
récupérer les cartons de repas pour le retour et les disposer dans l’ordre, dans les
caisses métalliques installées sur le balcon extérieur de la caravane vie
faire un rapide inventaire des produits courants ( vin, vinaigre, huile, pain, produits
entretien, chocolat en poudre, lait, sel, poivre) et établir une liste de commande pour le
cuisinier de DC afin d’être ravitaillé
aller faire les yeux doux à ce dernier qui sait parfois se montrer généreux pour les gens
du raid (foie gras, saumon, vin et charcuterie italiens, pain frais…)


Tout ça me prend une grosse demi journée. La suite de l’escale sera donc consacrée à la
visite de DC et différents rencontres.
J’imaginais un site assez épuré avec simplement les deux tours posées sur la neige et rien
autour. C’est profondément faux. Même si cela était le projet initial, au fildes années,
différents conteneurs, tentes, bâtiments provisoires puis définitifs ont été installés. Au
pied des tours, une série de préfabriqués accolés les uns aux autres constitue la centrale
(le bâtiment technique regroupant les générateurs, système de distribution et purification
des eaux, station de traitement des eaux usées,…).Au contraire des deux tours, sur vérin
(pour pouvoir régulièrement remonter les tours de qq mm chaque année, afin d’éviter que
les chutes de neige ne les recouvrent progressivement), ce bâtiment, pourtant
indispensable, a été oublié : il n’est pas sur pilotis et ne peut donc pas suivre le
mouvement ascendant, lent et régulier, des deux tours (oubli fâcheux lors de la
conception). Un peu plus loin se trouve la menuiserie, sous une tente chauffée. A 100 m
des tours, il existe 3 camps d’été, chacun étant une grande tente accueillant une 15aine
de lits, chauffée par un poêle à essence.
A proximité de cette zone, temporaire, on trouve la base d’été, un préfabriqué abritant
des machines à laver, une petite cuisine je crois, et quelques commodités pour les
estivants. Non loin de là est établie la zone EPICA. Cet acronyme désigne le projet de
carottage glaciaire mis en place à dôme C.Le site de Concordia a justement été choisi pour
permettre cs travaux de recherche. Ce dôme permet en effet de forer sur des milliers de
mètres de profondeur avant d’atteindre le socle continental. Ainsi, ces longues carottes
de glace offrent un aperçu précis de l’évolution du climat sur des milliers d’années. Nous
visitons donc l’atelier EPICA : une zone de travail dans un autre préfabriqué, chauffé, où
peuvent s’installer les scientifiques (bureaux, ordinateurs, coin thé/goûter et même une
mezzanine et deux lits). L’ambiance est très chaleureuse et rappelle celle d’un refuge
alpin. Quelques objets hétéroclites sont accrochés aux poutres ou aux murs, rappelant la
passion pour les glaces et les montagnes reliant les différents glaciologues : ici un
chausson d’escalade, là un vieux piolet, plus loin un poster de massifs montagneux.
Ailleurs encore quelques photos des chercheurs passés par ici. On nous sert un thé
(agréable lorsque dehors, il fait moins 45) et quelques petits gâteaux.
Un peu plus tard, les glacios nous accompagnent jusqu’à la zone du forage (à 15  m de là).
Il s’agit d’un trou, surmonté de deux planches elles mêmes abritées par un bâtiment d’une
20aine de mètres de plus grand axe. Une cabine vitrée jouxte le trou. On nous précise que
lors des forages, celle ci est chauffée et abrite les chefs, qui supervisent la
manœuvre.Sur les murs figurent plusieurs grands posters célébrant le succès des campagnes
antérieurs : un groupe de chercheurs emmitouflés de rouge (italiens) ou bleu (français)
pose en bas de photo, un grand panneau dans les bras rappelant la date et la profondeur
atteinte. Chaque année, un poster. Ici ou là on a affublé les protagonistes de moustaches,
cornes, chapeaux, on a même parfois gribouillé la tête de celui/ceux qui semblent trouver
quelques disgrâce aux yeux du plus grand nombre.

La suite très bientôt
Il est l’heure de remonter à bord des tracteurs

vendredi 5 février 2016

EPISODE 11 : ne vois tu rien venir ?



Mercredi, dernier jour de la traversée aller ; 120 km à effectuer environ avant
dôme C.
L’excitation s’installe, le déjeuner est plus rapide qu’habituellement ; chacun
veut remonter en vitesse sur sa machine pour abattre les km restants et voir
enfin les deux tours de Concordia. Je demande à Jacky à partir de quelle
distance on peut espérer les apercevoir : 20 km ! me répond-il sans hésiter.
L’après-midi de conduite s’écoule, plus lentement qu’à l’ordinaire. En effet,
la route est piégeuse, légèrement déversante. Le cordon est plus étroit qu’à
l’accoutumée. Je tente tout de même de bouquiner. Mais rapidement, je range mon
livre car j’ai failli quitter le chemin par la gauche et risquer de faire
cabaner mes charges. Ca ne serait vraiment pas le moment. C ‘est donc
l’oeilrivé sur la piste, les mains fermement accrochées, que je guide le
tracteur n°9 le long des 60 derniers km de la traversée. On approche bientôt
des 30 derniers. Puis un peu plus tard, on entend la radio grésiller : « tour
américaine » . C’est Jacky, qui conduit le premier véhicule de la colonne, une
dameuse (Kassbohrer). IL a repérer l’antenne la plus haute de dôme C (DC). Mais
de mon côté je ne la vois pas encore ; je suis 2 ou 3 km derrière Jacky et
surtout le tracteur qui me précède me bouche la vue (il traîne un conteneur
imposant). Je ronge donc mon frein en scrutant attentivement l’horizon, sans
oublier de regarder la route. Les :minutes passent, je ne vois toujours rien.
Puis Nico qui me devance, m’interpelle à la radio et guide mon regard…ça y est
! je viens d’apercevoir deux minuscules points noirs, ce sont les deux tours de
Concordia. Il reste 17 km.
Deux coups de griffes dans le ciel, deux traits verticaux, qui viennent
bouleverser ce monde horizontal. La signature des hommes qui ont décidé
d’implanter ici une station polaire. La preuve enfin que l’on suivait bien la
bonne route et qu’elle débouchait sur un lieu habité. Ca semble complètement de
fou de distinguer les contours d’un petit village au milieu de ce néant glacé
que nous parcourons maintenant depuis 11 jours.
Les derniers km semblent bien longs et il nous tarde de rencontrer nos
compatriotes de DC. A 2 km de l’arrivée, un skidoo vient à notre rencontre et
deux silhouettes encapuchonnées nous saluent. Puis à l’entrée de la base une
vraie haie d’honneur nous attend. Chaque tracteur est salué, notre cortège
fumant rentre au ralenti dans l’enceinte de la base. Puis, enfin, s’immobilise.
On sort prestement de nos tracteurs, on pose pied à terre. Les différents
membres de notre groupe se rejoignent. On échange accolade, poignées de main et
embrassades. Ca y est ! nous y sommes ! Dôme C ! Concordia ! La base française
la plus sud au monde.

mardi 2 février 2016

EPISODE 10: un train dans les nuages


Nous voici à quelques encablures de dôme C en ce mardi soir ; plus que 130 km.
Notre convoi a bien progressé ces derniers jours malgré des conditions de plus
en plus hostiles pour les machines (moins 45°C au matin il y a 3 jours, 3220 m
d’altitude ce soir) : samedi, une panne a immobilisé le cortège des tracteurs :
le « 8 », celui qui ouvre la route,  a vu un de ses éléments (le 8 est une
niveleuse) se démanteler : une pièce métallique impliquée dans la jonction
entre la lame et la machine a cédé : aussitôt, l’équipe des mécanos s’active
(hier ils s’étaient déjà démenés pour réparer le groupeélectrogène). On sort
des caisses à outils, on prépare un poste à souder, un étau, on décale des
cuves de gasoil devant l’établi improvisé pour se protéger du vent glacé. En un
instant, toutes les compétences sont réunies : on inspecte, on démonte, on
discute, on envisage. Simultanément, l’autre partie des raideurs s’occupe
d’installer le camp : on rassemble les machines, bien alignées, on les connecte
au générateur pour les maintenir en température toute la nuit, on nivelle la
neige tout autour de la caravane principale pour en faire des zones
praticables, on construit une montagne de neige à proximité du fondoir puis on
le remplit. Ainsi, en quelques minutes, la vie s’organise au milieu de ce rien,
de ce nul part glacé, immaculé, où l’horizon ne finit pas. Avec nos quelques
tracteurs et caravanes on fait surgir la vie pour une poignée d’heures. Pendant
que dehors mes collègues s’activent, font les pleins, vérifient les niveaux,
connectent les câbles électriques,…je file en cuisine car c’est là ma mission à
chaque arrêt : tout préparer pour que le repas puisse commencer sitôt les
travaux d’extérieur terminés. J’ai donc 30 à 45 minutes pour installer le
dîner. Il me faut donc démarrer le four, sortir les plats congelés, faire
chauffer une soupe, aller chercher le pain gardé dehors et le rendre
comestible, m’occupe de l’eau potable, des ordures, ré achalander les stocks en
allant jusqu’à la caravane magasin, mettre la table, préparer l’apéro, et si
j’ai encore le temps cuisiner un dessert.
Il s’agit donc pour tout le monde d’un vrai sprint, dès lors que les moteurs
sont coupés ; chacun vaque à sa mission d’are d’are car les journées de
conduite sont longues et on aspire à se glisser dans nos draps avant minuit. Le
temps s’en trouve ainsi chamboulé : il paraît étiré, dilaté, lorsqu’on roule
11h durant la journée, mais dès qu’on pose pied à terre tout s’accélère. Une
heure semble alors filer en quelques minutes, alors que peu de temps
auparavant, les secondes s’égrainaient doucement, aussi lentement que le rythme
solennel de nos tracteurs (12 km/h au plus fort).
Même si ces heures de conduite paraissent parfois longues, elles restent
pourtant des moments intenses. Perchés dans nos cabines, nous voici bercés par
le ronronnement rassurant de nos moteurs. L’esprit un peu ramolli pour la route
monotone, on est facilement happé par nos rêveries. Le paysage n’offre au
regard aucun point d’accroche particulier. La même image frappe l’œil quelque
soit sa direction. Le blanc de la neige se mêle parfois au ciel clair sans que
l’horizon ne propose de séparation. On s’imagine alors voguer dans les nuages,
planant dans un au-delà sans limite, inhabité. Notre train semble filer dans
ces étendues cotonneuses, lisses, nacrées. Le relief parfois légèrement ondulé
engendre de discrètes déflexions de nos trajectoires, semblables à celles qu’on
emprunterait si on glissait d’un nuage à l’autre. Notre convoi prend alors
l’apparence d’une caravane fantastique, bringuebalant joyeusement ses wagons
colorés (rouges, oranges) au milieu de  ces formations blanches et ventrues.
S’accrochant aux courbes régulières, se hissant sur le relief suivant, avec la
force tranquille d’un vieux train à vapeur des westerns. Les moteurs endurent
vaillamment ces contraintes, sans protester, les chenilles trouvent leurs
chemins toutes seules, calées par des talus neigeux de chaque côté. On ne
touche quasiment pas le volant. On croirait que nos placides montures
connaissent la route par cœur, comme des chameaux dans le désert.
Petit à petit, le temps et les distances se diluent, se brouillent. A-t’on fait
un km ou dix, sommes nous partis depuis 30 minutes ou 2 heures ; parfois il est
vraiment impossible de le dire. Aucun repère sur la route, aucun changement
notable dans le paysage. Nous sommes en train de traverser le plus grand désert
du monde. Et nous y sommes seuls. Aucun chance de croiser une autre caravane,
pas d’oasis, pas de ville étape. On ne peut compter que sur nous pour habiter
ce vide, le temps de notre route. La routine est bien installée, peut être
aussi pour nous maintenir dans un cadre sécurisant. Aussi pour se donner toutes
les chances d’avancer efficacement. Cependant, ce rythme quotidien très marqué
rend chaque jour semblable au précédent et au prochain. Les repères temporels
sont brouillés. Il est très difficile de caractériser une journée . En dehors
d’une éventuelle panne, rien ne la distingue clairement d’une autre. Chaque
réveil annonce la répétition des mêmes moments que ceux qui viennent de
s’écouler. Même petit dèj, mêmes vêtements, mêmes gestes à effectuer pour
démarrer et chauffer le tracteur, même ordre dans le cortège, mêmes consignes
dans les talkie-walkies, mêmes procédures de démarrage, même ronron du moteur,
même paysage, mêmes heures de pauses. Drôle de quotidien. Seul le gps nous
assure qu’il y a bien une progression de jour en jour, que tout cela est
cohérent. La preuve de cette progression est salvatrice. Sinon on pourrait
parfaitement penser que chaque soir on revient au point du matin. En effet à la
fin de chaque journée, on retrouve le même terrain plat qui accueillera notre
cortège pour la nuit.
Si les premiers jours sont ceux de la découverte, de la fascination pour ce
nouveau monde, les suivants dessinent une nouvelle routine. Toute situation,
même exceptionnelle, contient en elle le risque de la monotonie on dirait. Il
convient alors de s’entraîner à garder un certain recul pour continuer à
savourer cet hors du commun.  Se persuader de faire un pas de côté pour
réaliser. Laisser ses rêveries courir sur ces reliefs glacés. Se sentir
infiniment petit au milieu de ces étendues qui défient l’imagination. Voyager
dans le temps pour esquisser ce que devait être ce continent blanc il y a des
millions d’années et ce qu’il pourrait être dans aussi longtemps. S’élever dans
le ciel qui nous entoure et nous voir petites fourmis formant une colonne
insignifiante sur le dos de ce géant de glace. Se rêver cosmonaute au commandes
de son vaisseau découvrant une planète hostile et figée.
Quand on retrouve ses esprits après ces moments de déconnexion, on se demande
si on a  rêvé une minute ou une heure. Le paysage , bien sûr, est toujours le
même. On triche un peu et on regarde l’heure.
L’instant d’après nous voilà à nouveau happé dans d’autres voyages. Parfois
plus introspectif. On se découvre alors, malgré soi, scrutateur de son passé.
On replonge dans certaines périodes de sa vie, au gré des pensées, sans ordre,
sans logique, sans respect chronologique. Le voyage intérieur ne bute sur
aucune limite ici. Pas de limite de temps (ou quasiment, car 5 h continues de
conduite permettent de se laisser aller), aucun bruit (sauf le ronronnement
régulier du moteur), pas d’interlocuteur, pas de soucis immédiat d’emploi du
temps (celui ci est réglé à l’avance comme du papier à musique), pas de RDV,
pas d’appel à passer. Le champ est libre. Pas de panneau publicitaire sur la
route, pas de règles de circulation, pas de trafic en dehors du notre. Pas de
sonnerie, pas de chaînes de radio. Pas de péage, pas d’aire. De la neige, du
ciel, de l’air. Une route droite. Des consignes radio simplement pour démarrer
et s’arrêter. Pas de plein à faire sur la route ( le réservoir contient 900
litres). On apprend donc à mieux connaître son monde intérieur. On constate
parfois qu’on le connaît bien mal. Qu’on l’a délaissé un peu trop. On
l’apprivoise, on l’ordonne, on l’entretient, on y ménage de la place. On
l’échafaude. On essaie de lui redonner un certain agencement, une cohérence.
C’est finalement un jardinage très plaisant et instructif. Certains souvenirs
émergent d’eux-mêmes, plein de couleurs et de détails. D’autres qu’on imaginait
vivaces sont difficiles à convoquer.
On profite de ce luxe de temps et d’insouciance pour accompagner notre parcours
terrestre d’un voyage intérieur inattendu.

Oups je me suis encore laissé entraîner dans quelque rêverie. Il est une heure
du matin et pourtant la lumière est là, incroyablement belle. Car les rayons du
soleil de minuit sont les plus doux que je connaisse. Ils sont rasants,
caressent le sol et révèlent chaque relief ; ils sont doucement dorés, semblent
chauds. C’est fascinant. Je vais me coucher.